Page:Barbey d'Aurevilly-Les diaboliques (Les six premières)-ed Lemerre-1883.djvu/90

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

vement cette sensation qui doit rendre le cœur aussi pâle que la face ; ce fut cette panique qui fait prendre la fuite à des régiments tout entiers. Moi qui vous parle, j’ai vu fuir tout Chamboran, bride abattue et ventre à terre, l’héroïque Chamboran, emportant, dans son flot épouvanté, son colonel et ses officiers ! Mais à cette époque je n’avais encore rien vu, et j’appris… ce que je croyais impossible.

« Écoutez donc… C’était une nuit. Avec la vie que nous menions, ce ne pouvait être qu’une nuit… une longue nuit d’hiver. Je ne dirai pas une de nos plus tranquilles. Elles étaient toutes tranquilles, nos nuits. Elles l’étaient devenues à force d’être heureuses. Nous dormions sur ce canon chargé. Nous n’avions pas la moindre inquiétude en faisant l’amour sur cette lame de sabre posée en travers d’un abîme, comme le pont de l’enfer des Turcs ! Alberte était venue plus tôt qu’à l’ordinaire, pour être plus longtemps. Quand elle venait ainsi, ma première caresse, mon premier mouvement d’amour était pour ses pieds, ses pieds qui n’avaient plus alors ses brodequins verts ou hortensia, ces deux coquetteries et mes deux délices, et qui, nus pour ne pas faire de bruit, m’arrivaient transis du froid des briques sur lesquelles elle avait marché, le long du corridor qui menait de la chambre de ses parents à ma chambre, placée à l’autre