Page:Barbey d'Aurevilly - Une vieille maitresse, tome 2.djvu/14

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ne pensant guères à votre vieille amie, si ce n’est le soir, par hasard, en rentrant chez vous et en piquant votre épinglette sur la pelote que je vous ai brodée : inutile et muet souvenir ! Oui ! peut-être vous serez-vous consolé peu à peu de mon absence. Les premiers jours auront été durs. Je vous aurai beaucoup manqué, sans nul doute, moi chez qui vous veniez assez habituellement tous les soirs. Mais vous vous en serez allé chez la douairière de Vandœuvre (ma rivale d’un autre âge), et vous aurez fini par trouver ses bergères aussi moelleuses que mon grand fauteuil à la Voltaire, et ses commérages aussi amusants que les miens. Voilà la vie ! On n’oublie pas, mais on remplace. Vous voyez que le scepticisme, cet enfant posthume de l’expérience, est là tout prêt à me corriger de mes illusions, si je m’en faisais, même sur vous. Ne vous récriez pas ! ne vous révoltez pas ! je ne récrimine pas. Je peux absoudre un ami comme vous de ses petits torts et de ses petits défauts, et l’aimer encore par-dessus le marché. Cela n’enlève rien, je vous assure, à l’affection que je vous conserve. Jeunes, on s’aime, sinon les yeux fermés, au moins aveuglés de flammes ou de larmes. On ne se voit guères comme on est. Mais quand on est vieux, on peut s’aimer les yeux ouverts et même à travers les lunettes