Page:Barbey d'Aurevilly - Une vieille maitresse, tome 2.djvu/181

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— Que diriez-vous donc si vous l’aviez vu filer ses nœuds sous un bon vent, comme j’l’avons vu c’tte nuit, Pierre le Caneillier et mai[1], à la mer montante ? J’pêchions le lançon sous les dunes. J’l’avons aperçeu d’vant Jersey qui venait vers Carteret, serrant ses voiles. Il allait l’enfer ! Je crayons qu’il se briserait, comme une faïence, contre les récifs de la falaise, mais il a passé net entre les phares et gagné le haut bout du havre, comme un bruman[2] qui monte la nef de l’église, le jour de ses noces, et pourtant il s’était caressé les côtes sur les brisants et il avait des avaries dans ses agrès.

— Bah ! — répondit l’ancien matelot. — Qu’est-ce que deux ou trois écorchures, par-ci, par-là, sur une pareille quille ? — Et il y posa sa large main, comme s’il eût caressé le poitrail d’un animal vivant. — Ah ! — fit-il avec enthousiasme, — que Notre-Dame de la Délivrance soit bénie pour avoir permis au vieux Griffon de voir encore, avant d’être aveugle tout à fait, un navire qui lui rappelât son ancien temps, quand il manœuvrait à bord de l’Espérance, sous le grand Bailly de Suffren !

— Eh ! eh ! père Griffon, il n’y faisait pas

  1. Mai pour moi. Inutile de dire que nous écrivons comme les paysans normands prononcent.
  2. Bruman, — le fiancé, le mari de la bru.