Page:Barbey d'Aurevilly - Une vieille maitresse, tome 2.djvu/204

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— « Ah ! — dit-il avec ce faux sourire qui veut être gai quand on souffre, — c’était un baronnet anglais que j’ai connu dans ma jeunesse, et qui buvait, tous les matins, un baril de cet excellent rhum pour relever ses nerfs.

— J’espère — répondit-elle avec un vague sourire qui renfermait et montrait aussi de tristes pensées — que les vôtres ne sont pas assez abattus, mon ami, pour trouver bon et imiter un pareil exemple. Il fallait qu’il eût beaucoup souffert, votre baronnet, pour se dégrader dans de pareils excès.

— Peut-être, — dit Ryno, — oui ! peut-être avait-il souffert. Qui connaît le fond de la vie ? Qui peut dire : « Ce qu’on voit dans cet homme, ce qu’il y a dans cet homme, c’est tout son destin ? » Ah ! celui-là, c’était une puissante créature, un de ces lutteurs qui étoufferaient le mauvais sort dans leurs bras terribles, un de ces êtres que Dieu pétrit avec ses deux mains, quand il lui plaît de les tirer de son chaos. Je l’ai vu et bien vu en face, — reprit-il, en faisant avec son couteau de dessert le geste d’ajuster un pistolet, — il avait de la vie jusque dans les ongles, et pourtant il lui fallait tous les jours de ces breuvages enflammés pour empêcher son sang de bitume de croupir dans ses larges veines. Mais oui ! oui… qui peut dire qu’il n’avait pas souffert, qu’il ne souffrait pas ? et