Page:Barbey d’Aurevilly - À côté de la grande histoire, 1906.djvu/39

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c’est autre chose ! L’histoire, qui met la main sur toutes les artères d’une société, ne saurait naître que quand une société existe assez pour avoir le besoin de se raconter et de se connaître. Et qui donc croirait risquer un paradoxe en affirmant qu’il n’est rien de semblable en Russie, si l’on entend par société quelque chose de lié, de pénétré, d’intimement fondu, d’identique ; quelque chose, qu’on nous passe le mot ! de nationalement soi, qui dépose d’une autonomie ?…

Analysez donc cet empire singulier, inachevé et vieux déjà, vous ne trouverez en bas que les hordes des Ivans dont les tentes, fichées dans la terre, ne se lèvent plus et sont des villes, et en haut des individualités européennes qui, par le cerveau de Pierre Ier ou de Catherine II, ont pensé un gouvernement comme l’aurait pensé Montesquieu. Entre ces esprits européens, ces fabricateurs de peuple à la main, et ces hordes qui sont le matras sur lequel ils ont opéré avec une si grande énergie, on chercherait en vain un peuple. Le creuset est prêt, la matière chauffe ; il viendra, sans doute, mais il n’est pas venu. Malgré le commandement, malgré l’obéissance, malgré ce fouet d’or avec lequel on bat la mer et qui n’a jamais quitté la main des races asiatiques depuis Xerxès jusqu’à Pierre le Grand, un peuple à sculpter en pleine barbarie ne se coule pas aussi vite que la statue de Falconet.

L’aristocratie de Saint-Pétersbourg, qui s’est faite