Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/133

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dans mon âme à travers mes yeux, dévastés comme elle, une émotion qui vous console, une ivresse éphémère, mais revenue, et qui vous dise de mieux espérer, n’ai-je pas même l’exaltation ou la douceur de ma pitié ?… Ah ! c’est que rien ne me fut laissé de ce que Dieu oublie bien souvent d’enlever aux femmes malheureuses, — le soulagement d’un enthousiasme, de temps en temps, et assez d’attendrissement pour une larme. Non, vous ne pouvez vous y tromper, Allan. Je n’ai pas de ces embrassements où la mère et l’amante se confondent. Je ne saurais me pencher sur une tête chérie pour y verser ce déluge de célestes larmes qui, aux fronts aimés comme aux cœurs de qui les répandent, ne devraient pas sécher sitôt. Je ne suis qu’une femme sans prestige, un génie sans auréole, et, si c’est se dévouer que ce que j’ai fait, Allan, je n’ai pas même eu la joie intérieure de mon dévouement accompli.

« Pauvre sacrifice, du reste, qui n’aurait pas dû tant vous troubler ! Tout le temps que ce n’est pas de son âme et de son bonheur qu’on sacrifie, boirait-on du sang comme cette fille qui sauva son père, le dévouement est si imparfait qu’il dispense de la reconnaissance ! Qu’était-ce que moi auprès de vous, Allan ? J’étais vieille, et si guérie de la vie que j’avais rétracté toutes les malédictions prononcées autrefois contre elle, tandis que vous, jeune homme, vous n’aviez encore souffert que ce qu’involontairement je vous avais fait souffrir. L’avenir vous tendait les bras, comme un ami. Plus tard, l’existence pouvait vous être douce et belle. Ne devais-je pas, autant que je le pouvais, vous en épargner les angoisses ? Fallait-il aller chercher quelque motif imbécile dans les idées du monde, pour opposer à cette fatale pitié ?… Eût-il été généreux, à moi