Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/144

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tume. — Vous autres femmes, êtes-vous toutes ainsi ? Empoisonnez-vous toujours le fruit que vous donnez au malheureux qui meurt de soif et qui vous bénit ? Pendant que je m’enivre de toi assez pour oublier que tu ne m’aimes pas, tu taris tout d’un accent funèbre ! Tu m’accables sous ta raison.

— Allan, — répondit-elle, — en répétant souvent aux hommes qu’ils n’étaient que de la poussière, on leur a parfois retourné le cœur vers le ciel ! Si un rayon mourant de ma beauté passée n’avait pas relui sur mon front, vous ne m’auriez jamais aimée, vous, enfant et poète, c’est-à-dire deux fois homme pour les amours de chair. Quand les vers de la vieillesse seront à ce corps sans cœur que je traîne à ceux de la tombe, votre amour n’existera plus. En vous le répétant, savez-vous ce que je vous épargne ?… L’effroi de demain.

— Ah ! tu penses toujours à l’avenir, toi ! C’est le mot éternel dont tu te sers pour me gâter le moment actuel !

— C’est que je n’ai plus, mon ami, que le vôtre devant moi. C’est que je n’ai pas les yeux pleins de ces larmes qui empêchent de voir et qui vous aveuglent.

— Eh bien, créature inexplicable mais puissante, — reprit Allan, — déchire-moi au nom de ta sagesse, je ne me plaindrai plus désormais ! Ne suis-je pas ton esclave ? Ne te donnerais-je pas le sang de mes veines s’il t’en fallait pour laver tes pieds adorés ! N’as-tu pas échangé ta beauté pour mon cœur, le contact de ta bouche pour mon âme ? Quelque plein d’amour et de jeunesse que ce cœur puisse être, ta beauté ne le paye-t-elle pas ? Ah ! j’aurais vendu le ciel et la terre pour ton sourire, et ce n’est pas seulement ton sourire que tu m’as donné !