Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/159

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le vaste ennui qui clôt les passions et qui les achève !

C’est ainsi qu’entraînés par des chevaux rapides, comme des sybarites, ces enfants gâtés de la civilisation, ces heureux, ces riches, comme on disait autour d’eux, se promenaient dans leurs nonchalants loisirs au sein d’une des plus belles campagnes du monde. Peut-être, en passant, semaient-ils le murmure dans l’homme de peine courbé dès le matin sur le sillon. Quoique la vie avortât aussi pour eux à être douce et pleine d’aises, quoiqu’ils eussent tous deux sur le front de ces choses qui proclamaient l’égalité devant la douleur et justifiaient la Providence, Yseult, malgré la beauté qui s’exhalait d’elle à ces mélodieuses lueurs du soir dont les rayons la doraient comme une poétique ruine où le lierre attache ses bandeaux de verdure, était plus vieille et plus courbée en réalité que la mendiante assise au tas de cailloux dans le chemin ; et Allan, le beau fils aux formes indécises, encore plus flétri que les mères du village dont les enfants avaient son âge. Tous deux souffraient d’un mal inconnu. Leur contenance était tranquille, leurs attitudes indolentes et abandonnées, mais comme la pauvre femme qui sarclait la terre avec ses ongles, comme l’homme qui faisait boire sa sueur au sillon, ils avaient une tâche à remplir aussi, — quelque rude travail qui brise et épuise, une éternelle journée sous l’œil de Dieu. Ils parlaient ; à peine si on voyait remuer leurs lèvres. Si ces roues éclatantes n’avaient pas fait de bruit en tournoyant, on aurait pu entendre leurs paroles. Paroles éloquentes et harmonieuses mais inintelligibles à ces simples gens de la campagne, comme les étonnants reflets de ces deux fronts que le soleil et le travail corporel n’avaient pas ternis, il s’y retrouvait quelque chose de si humain, de si familier à tous