Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/162

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notre âme ?… Je n’avais pas besoin de Dieu et je n’y pensai même pas !

— Et l’amitié ? — dit Allan.

— L’amitié ! — reprenait madame de Scudemor, — je l’avais toujours méprisée, quand mon cœur possédait plus qu’elle. Depuis, je la méprisai encore davantage. Sentiment bâtard et égoïste, c’est le plus souvent l’accouplement de deux vanités qui se donnent le bras tour à tour. C’est un arrangement pour la vie. Grand hasard quand de misérables dissentiments, ou des opinions puériles, ou des intérêts bien grossiers, ne déchirent pas l’emphytéose ! L’amour est égoïste aussi, je le sais, mais, du moins, il transpose son moi dans un autre moi ! Il le déplace. L’amitié garde le sien tout entier, et ne le déplace qu’en cessant d’être. Sans doute, on meurt pour son ami, on souffre pour son ami ; mais pour qui ne peut-on pas mourir, et que prouve une souffrance isolée ? Mais accepter tous les défauts du caractère, toutes les aberrations de l’esprit, aimer malgré les supplices de la vanité, malgré les mépris de l’intelligence, aimer malgré l’ennui de tous les jours, voilà ce que l’amitié ne fait pas ! Quelle supériorité ne gâte pas ces relations combinées pour le pur bien-être ? Supériorité d’esprit, de beauté, de santé, de richesse, et jusque de services rendus, toutes lui sont funestes ou mortelles. Ne dit-on pas qu’il faut, pour que l’amitié puisse exister, qu’il y ait entre les esprits et les caractères certains angles rentrants et sortants qui se tiennent et s’agencent ensemble ? Qu’est-ce à dire, sinon que l’amitié n’a pas d’existence qui lui soit propre ? Elle en a si peu qu’elle prend à l’amour les mots qui l’expriment, et, comme si elle avait honte de l’imposture, elle ne parle jamais en son nom. Deux amis se serrent la