Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/173

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laquelle l’homme intérieur devient lâche, et tremble comme s’il était menacé ?… On meurt d’aimer, on fait plus que d’en mourir, on en souffre, et si on pouvait montrer cet amour comme on l’éprouve, Elle n’en ferait pas plus cas que d’une chanson et retournerait tranquillement la tête de l’autre côté ! Ironie horrible, qui n’en est plus une à force de profondeur. Cependant l’esprit comprend qu’il n’y a pas de colère à avoir, et lorsqu’à toute heure on est saisi d’un frémissement de rage, on se regarde frémir du haut de sa raison et l’on devient pour soi-même une étrange anomalie et un effroyable objet de pitié ! Enfin, quand l’être aimé devient perfide et vous abandonne, ces angoisses qui troublent la vue et dans lesquelles le monde ne semble plus régi par des lois intelligentes, ces angoisses ne sont si affreusement cruelles que parce qu’on aime encore qui ne vous aime plus !

Telle était la fatalité qui pesait sur Allan. La certitude qu’il n’était pas aimé et qu’il ne le serait jamais, finissait par tuer tous ses autres sentiments. Il n’y avait plus place dans son âme que pour une douleur infinie, creusée chaque jour davantage par la réflexion qui ne s’arrêtait pas, elle, quand la sensibilité défaillait, parce que où les nerfs se brisent l’esprit demeure éternel.

Et c’était une douleur presque auguste, tombée dans un être si jeune et si beau. Elle répandait sur cette forme d’ange qui n’était pas encore une stature d’homme, quelque chose de la fatigue des vieillards. L’âme avait vécu plus vite que le corps, et qu’est-ce que la vie lui dirait maintenant qu’il ne sût ? Y avait-il une douleur au-delà de la sienne ? Toutes celles dont l’humanité souffre ne se résolvent-elles pas dans quelque désir trompé, dans