Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/256

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si peu, elle était heureuse dans cet isolement d’une campagne pluvieuse, loin de tout ce qui eût pu sympathiser le plus avec la tournure de son esprit et la nature de son caractère ; heureuse d’un tel bonheur que cette ardeur d’être heureuse, ancrée éternellement au cœur des femmes, n’y suffisait plus !

Et ce bonheur d’une âme pleine et ravie, s’épanchant à travers les beautés qui reluisaient en elle, lui donnaient un extraordinaire éclat. Elles sont de toutes les façons des créatures étranges, les femmes heureuses. Dès la première fois qu’on les rencontre on en est saisi comme de l’aspect d’une merveille, et on ne devine pas d’abord ce qui frappe et confond en elles, car nous ne reconnaissons que ce que nous avons vu déjà, et où avions-nous vu le bonheur pour le reconnaître ?… Elles semblent faites d’une lueur pénétrante et douce qui n’est pas de la lumière comme il y en a dans le jour et dans les astres du ciel. Elles ont de ces mouvements qui ne sont plus les agitations de nos pensées et les mobilités de nos caprices, mais un rhythme de la céleste poésie qui chante dans leur âme. On dirait une révélation momentanée de tout ce qu’on ne comprend pas. Êtres rares et éphémères, habitant dans la vie à des profondeurs immenses où les extrêmes viennent confluer dans l’unité de la destinée commune, et malheureuses de leur bonheur même, parce qu’elles ne peuvent en mourir !

Voilà pourquoi Yseult de Scudemor, la grande malheureuse, se disait parfois que sa fille devenait bien belle sans savoir ce qui l’embellissait ainsi. Elle croyait peut-être que c’était l’épanouissement de la jeunesse, et c’étaient les rayonnements du bonheur ! Qui peut peindre ce qui n’a pas de formes, ce qui n’a pas d’analogue dans le grand