Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/265

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vaient se dire l’un à l’autre), — il leur prit, à ces heureux enfants, un accès de tristesse étrange. Ce fut, dans la même seconde d’une simultanéité rapide, une sensation indivisible dont on ne sait pas le pourquoi. Leur conversation n’avait pas même été, ce jour-là, de celles qui nous poussent, comme des souffles auxquels on s’abandonne, au vague infini des secrètes mélancolies. Effilure de quelque nuage déchiré et évanoui dans leur grand ciel si profond, si pur et si vaste, goutte de pluie dans leur Océan, soupir étouffé dans leur bonheur immense, ce n’était rien… Ah ! c’était tout plutôt ! Là où se font les destinées, la leur venait de se briser et c’en était le contre-coup.

Vous avez raison d’être superstitieuses, pauvres femmes ! La superstition est la compréhension plus vive des mystères de la vie humaine. Bien avant que le bonheur soit détruit on sent qu’il vient d’éclater tout à coup dans le fond du cœur, et c’est avec cette idée terrible qu’on se remet à en jouir encore. Ainsi, dans la plénitude de la vie, il passe une palpitation — une seule ! — qui ne ressemble pas aux autres au milieu des joies positives et des gonflements de la jeunesse, et on a beau vivre des années fortes et écumantes, on a senti le doigt fatal et c’est comme si la Mort était venue !

Camille regardait Allan, qui la regardait aussi ; il semblait que l’une et l’autre ne se reconnussent plus. Ils ne se dirent pas une parole… Une larme, qui sécha le long des paupières qui la burent, fut tout ce qui trahit la femme, l’être inéprouvé encore, — le plus grand bonheur et la plus grande faiblesse. Ce fut toute la différence qu’il y eut entre elle et Allan. Cette larme n’était pas un de ces pleurs frais et chauds comme on en a dans la jeunesse,