Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/267

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pourquoi était-elle inquiète ?… Ne pouvait-il être à la bibliothèque, ou même au jardin, à respirer l’air du dehors après une journée écoulée dans un appartement fermé ? D’ailleurs, ne la quittait-il pas souvent ainsi ?… N’était-ce pas un enfantillage que de vouloir l’attacher éternellement à sa ceinture ? Mais ces raisons qu’elle se donnait à elle-même n’empêchaient pas son front de se pencher toujours sur ses mains plus lentes. L’impatience en gonflait les veines, et plus encore les efforts qu’elle faisait, en retenant sa respiration, pour mieux surprendre le bruit des pas dans le corridor. De vague, l’inquiétude devenait oppressante. Elle la sentait croître dans le silence. Elle était courbée, toute écrasée sur elle-même… Elle ne disait pas un mot à sa mère qui lisait de l’autre côté de la table, mais sa pensée délirait. Ah ! ces douleurs que je raconte, quelle femme ne les connaît pas ?…

Allan, qui ne se doutait pas de l’inquiétude dont il était la cause, avait pris un fusil et un chien et s’était dirigé vers le marais. Il ne chassait jamais, mais abattait parfois quelques canards sauvages tout en rôdant dans ces parages, abondants en toute espèce de gibier. Ce soir-là, il avait un besoin machinal de mouvement, de grand air, de pensée libre et à soi seul, et, pour donner un prétexte à une absence et à une promenade par le temps rude qu’il faisait, il avait résolu d’ajuster, à tout hasard, les blanches et noires volées de sarcelles dont le marais était couvert. Submergé de partout, il n’était plus qu’un seul lac immense sur lequel on aurait pu naviguer. Allan sauta dans une barquette appartenant aux gens du château et que, l’hiver, ils amarraient au pied d’un saule. Une clarté blafarde flottant sous le ciel, chargé de gros nuages, noyait