Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/276

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tu besoin comme moi ?… Peut-être y a-t-il dans nos bonheurs la différence qui est en nous, mon frère, la différence de frère à sœur ? Je ne sais pas ; je suis une ignorante et l’amour m’a rendue orgueilleuse. Mais bien des fois, Allan, dans nos longues causeries, tes yeux, arrêtés sur les miens, n’exprimaient pas un bonheur comme celui dont j’étais inondée. Mais les miens l’exprimaient-ils mieux ?… Si j’avais été dans tes yeux pour me voir, me serais-je trouvée l’air assez heureuse ? Peut-être pensais-tu la même chose que moi ? Peut-être suis-je une sotte de croire sentir le bonheur mieux que toi, mon frère adoré ! Pardonne-moi ces présomptions folles. Qu’elles t’apprennent la soif de félicité dont je suis altérée. Quand tu m’en abreuves depuis deux mois, pourquoi cette soif, Allan, n’est-elle pas encore apaisée ?… Je comprends que mes roses n’aient plus de parfums lorsque je les ai longtemps respirées, mais le lendemain je retrouve des parfums nouveaux dans des roses nouvelles, ou il faudrait prier Dieu de faire d’autres roses. Hélas ! mon bonheur épuisé, ô mon frère, c’est comme s’il n’y avait pas dans les roses nouvelles de parfums nouveaux, et je n’ai plus qu’à te supplier, toi, le Dieu de ma vie, de me créer un autre bonheur !

« Oui, Allan, donne-moi du bonheur ! Fais-moi être heureuse à tout prix ! Tu le peux, toi. Tu peux tout sur Camille. Ne viens-je pas d’être heureuse, par toi, à ne plus rien savoir de la terre ! à ne plus rien espérer du ciel ! Ton amour, ô mon frère, n’a-t’il pas fait de moi une créature satisfaite ? Tu vois bien que nous ne nous aimons pas trop, puisque cet amour même ne nous suffit plus. Va crois-moi, je ne défaille pas sous la félicité. Si je me plains, je ne demande pas grâce. Mon cœur est plein d’une force