Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/358

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Malheureux homme, qui se détournait du présent et de l’avenir, inassouvi de l’un et dégoûté de la perspective de l’autre, pour se rejeter au passé qui ne lui appartenait plus ! C’est ainsi qu’après l’avoir aimée, et au moment où Camille était à lui pour la vie et où il venait de jurer devant Dieu et les hommes de l’aimer toujours, il lui faisait, dans sa pensée, sa première infidélité.

Mais il eut honte de ce regret involontaire ; il l’étouffa et il crut en avoir fini avec le passé. Il se trompait. Un premier amour influe sur toute la vie. On aime après, on aime encore, et peut-être aime-t-on davantage ? Mais on porte un signe dans le cœur, signe maudit ou béni mais ineffaçable. Le doigt de la première aimée est comme celui de Dieu. L’empreinte en est éternelle… À chaque amour qui finit, à chaque illusion qui s’en va, à chaque boucle de cheveux coupée sur des têtes mortes, une seule image apparaît et se traîne dans le vide du cœur et il semble toujours qu’il n’y en a qu’une qu’on ait trahie !

Ceux qui sont mariés le savent bien. Il faut être bien follement enivré ou bien stupide pour que, le jour du mariage, on n’ait pas des tristesses incompréhensibles, même ceux-là qui ont vécu le moins de la vie du cœur. On a vu souvent de petites pensionnaires, mariées du matin, frissonner au bal le soir, dans la soie dont elles étaient vêtues, sans savoir pourquoi ce glacial frisson les atteignait un pareil jour… Allan chercha à engloutir en lui ce qu’il avait de morne au cœur au milieu des joies impuissantes de la simple fête qu’on donna aux Saules. Les villageois et les pêcheurs de la Douve dansèrent dans les cours et sur les gazons. Camille y dansa elle-même, mais elle se retira de bonne heure. Elle n’était plus la jeune fille qui voit venir