Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/361

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de tendresse de Camille. D’un autre côté, un des caractères du bonheur c’est la lenteur des mouvements dans ceux qui en jouissent. Pour vivre plus longtemps dans la pensée qui rend heureux, on la retient à grand’peine, comme un souffle qui respire ne s’aspirerait plus. Le corps même n’a plus qu’une attitude, comme si, dans l’espace, il y avait à craindre quelque choc invisible et soudain. Camille avait entraîné lentement son mari à la fenêtre. Au lieu de regarder celui qu’elle aimait elle regardait cette nuit, pure comme une âme, ou plutôt elle ne regardait ni l’un ni l’autre. Elle recevait, sans la chercher, l’impression des deux. Il fallait qu’il entrât de la nature comme de l’amour dans son émotion, car il y a un accord parfait entre le cœur et la nature d’où résultait le bonheur infini qu’elle goûtait alors, et dont les autres bonheurs dévorés n’avaient été que la promesse. La fenêtre fermée, le rideau baissé, elle aurait aimé autant Allan, elle aurait été plus seule avec lui, et elle n’eut pas été aussi heureuse ! C’est Pan aussi que devrait s’appeler le bonheur dans nos âmes, puisqu’il est tout et se compose de tout. Des pleurs roulaient dans les yeux de Camille, et elle ne s’apercevait pas que c’étaient des pleurs à travers lesquels elle voyait le ciel qui lui semblait plus beau, plus cristallin, plus humide qu’à l’ordinaire, dans la transparence d’azur de son éther ! Sa tête s’appuyait sur l’épaule d’Allan. Il avait voulu lui parler. Elle lui avait dit à voix basse : — « Oh ! laisse-moi ! » Elle ne bougeait pas, elle ne pensait pas, elle ne désirait rien. Le bonheur l’égalait aux femmes tendres… Qu’elles disent si c’est du bonheur que cet état d’âme, qu’elles connaissent seules, où la voix aimée est moins douce que le silence, et où un baiser, même un baiser, on ne le voudrait pas !