Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/413

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différente de celle que vous attendiez ; et la chose vous a semblé si forte que, ne sachant à quoi vous en tenir sur la valeur de vos observations personnelles, vous avez abordé la grande question sans embarras et sans ambage, comme votre amitié, du reste, vous en avait depuis longtemps donné le droit.

« J’ai vécu quatre ans par le cœur. Tous les sentiments de ces quatre années, je vous les ai racontés, Albany. Ce n’est pas une histoire bien nouvelle et tout peut en sembler vulgaire, — mais c’est de la vie, comme la vie est faite. Ce qui est moins commun, certainement, c’est Yseult. Je m’étonne moi-même qu’après l’avoir aimée avec autant d’idolâtrie j’en sois arrivé à aimer Camille ; — mais, puisque le second amour a péri comme le premier, à présent que dans les lointains du passé je n’aperçois plus quand je me retourne que la grande et pâle figure de la mère, voilée un instant par la fille, qui reparaît, non pour m’émouvoir, mais pour me faire ressouvenir, — est-ce témérité de penser que ma vie de cœur est finie, et que les passions rassasiées et frappées à mort n’en peuvent plus ?…

« À la vérité, ce n’est pas là ce qu’elle me dit avant de mourir, cette Prophétesse longtemps méconnue et dont j’ai reconnu plus tard la divination redoutable. Elle me prédit que j’aimerais encore ; mais, sans doute, ma jeunesse l’abusait. Elle avait vécu davantage quand la sève de sentiment et de pensée qui coulait en elle sécha au pied de l’arbre blessé. Elle n’imaginait pas qu’à vingt-trois ans je pusse être ce qu’à trente ans elle n’était pas. Il y avait dans cette hâtiveté quelque chose qui faisait mon infortune plus grande et plus longue que la sienne, et qu’elle ne prévoyait pas. Ce n’était point la vanité de la douleur qui la faisait pen-