Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/415

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doute d’être compris par elle, je ne devais pas lui épargner de souffrir. J’agissais comme elle avait agi toute sa vie. Mais la morale n’est point, comme on l’a dit, de ne pas imposer de douleurs. Il est bon même que la douleur soit imposée, que les larmes coulent ! Rien n’est inutile devant Dieu ; et la vie, non pas seulement en nous, mais dans les autres, mais partout, la vie ne nous a été donnée que pour être prodiguée dans de nobles buts !

« C’est que depuis, mon cher André, j’avais réfléchi sur cette notion de devoir, qui répandait sa sereine lumière dans la nuit de mon âme comme un pur flambeau allumé à la torche funéraire du lit des mourants. Je l’avais séparée de tout ce qui n’était pas elle, et j’étais résolu de la faire prédominer sur ma vie. Ô mon ami, je trouvai bien des résistances, bien des murmures, bien du sang qui se remit à couler et que je croyais n’avoir plus ! Les souvenirs parlaient haut. Les regrets plus haut encore. La soif infinie de félicité redemandait impérieusement à boire, mais, honteux de ma coupable jeunesse et ne croyant plus à l’amour, je me pris à l’idée infrangible et elle ne croula pas sous mes embrassements. Hélas ! j’avais moins de mérite que ceux dont la lutte est continuelle et acharnée, car le désert était dans mon cœur… Les hennissements du désir ne troublaient plus l’intelligence et ne l’arrachaient plus à cette grande abstraction du devoir, incompréhensible à des natures trop passionnées. Ce qui entravait ma marche stoïque, c’était la chaîne brisée et sanglante qui pendait derrière moi, — ces souvenirs scellés les uns dans les autres comme des anneaux d’airain, et que je traînais ! Je n’ai jamais pu rien oublier. Les pieds que la lave brûla y restent empreints quand elle est durcie, mais sur la lave de mon âme c’est