Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/421

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le perron ovale et qu’on entre dans le salon, c’est partout une trace plus embaumée, un vestige plus marqué du bonheur qui nous manque à nous. C’est une causerie qu’on interrompt avec regret. C’est Paule, avec ses beaux bras autour de ces instruments que les femmes mettent contre leur sein pour en jouer, qui vous fait pleurer de sa voix pure, et qui nous donne la nostalgie du bonheur. Ou bien, c’est elle encore qu’on surprend sur vos genoux, André, vous la tête où tout à l’heure elle mettait sa harpe, et tous deux regardant votre petit Roméo s’essayant à marcher sur le tapis. Ô vie intime ! ô vie intime ! que vous êtes donc poignante à voir !… Mais nul soupir ne soulevait ma poitrine. N’est-ce pas que j’étais fort, Albany ? N’est-ce pas que vous n’avez pas une seule fois été obligé de dire à Paule : « Cachons-nous, nous lui faisons mal ? » N’est-ce pas qu’en présence de ces tableaux frais et riants je demeurais impassible, si bien que vous ne vous doutiez pas, couple heureux et bon, qu’après avoir repris mon bâton de sorbier au coin du foyer où j’avais passé la journée, je les remportais dans mon cœur, ces tableaux, pour en parer dans des comparaisons amères les murs de ma vaste et triste demeure ?

« Ah ! voilà ce dont Camille ne saurait mourir et dont elle souffrirait trop sans doute. Excusez-la donc, vous et Paule. Vous avez dû deviner qu’elle était bien à plaindre. Elle a un air sombre qui dit tout. Cet hiver, à Paris, dans ces quelques soirées où elle alla et où vous la rencontrâtes, elle avait une attitude penchée comme si elle eût craint qu’on lût dans son âme. Quel contraste elle fait avec votre femme, — avec sa pâleur olivâtre et ses flétrissures prématurées et Paule, avec sa blancheur si suavement rosée, ses cheveux d’or mourant et le nimbe du bonheur cerclé glorieu-