Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/43

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elle l’eût fait à Camille, à ce qu’il semblait (car qui peut dire que les ténèbres de l’âme d’une femme ne soient pas des contradictions ?), elle déposa sur le front d’Allan un baiser long comme s’il n’avait pas été désintéressé. De cette lèvre glacée et pâlie, jaillit une mer d’écarlate sur les tempes dilatées du jeune homme. Il faut l’avoir éprouvé soi-même, pour savoir ce qui s’élève dans notre être de mouvements surhumains et fous quand on voudrait — effort inutile ! — reprendre avec les lèvres le baiser exilé sur le front.

— Tu as tort de l’embrasser, maman, — dit Camille qui entrait, des gerbes de pensées dans les mains. — Si tu l’aimes, tu n’aimes donc plus ta pauvre Camille ?… Tu ne sais pas comme il la délaisse maintenant. Autrefois, il ne m’aurait pas laissé cueillir seule un aussi gros bouquet que celui-ci.

Et, vive, elle se jeta pour s’asseoir sur le canapé, entre Allan et sa mère, tournant boudeusement sa ronde et gracieuse épaule à Allan. Ainsi posée, le visage moite de cette chaleur de quatre heures de relevée qui n’a déjà plus d’aiguillons comme à midi, mains dégantées, bouche entr’ouverte mais sans sourire, avec sa robe blanche tellement courte qu’on voyait entièrement ses sveltes brodequins hortensia lacés aux pieds mignons qu’elle agitait avec caprice, sérieuse comme les fleurs qu’elle tenait, elle ressemblait à une espérance et à un pressentiment tout ensemble, — point d’intersection entre la première floraison de la jeunesse et la première illusion fanée, versant entrevu de la colline, âge auquel il faudrait rester ! Elle avait piqué derrière son oreille, sur ses cheveux d’un roux que le soleil avait déjà bistré, une rose rouge dans la corolle de laquelle une jaune abeille lassée s’était endormie, colère et dard émous-