Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/54

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Hélas ! Allan n’avait jamais qu’imparfaitement senti cette délicieuse phase de l’amour. Seulement il l’avait devinée. La femme qu’il aimait n’ignorait pas sa passion pour elle. Ne le lui avait-elle pas dit ? Elle l’avait pénétré, — mais, en le lui disant, elle n’avait pas détruit les désirs contenus et les doutes des premiers instants. Depuis longtemps ces doutes et ces désirs contenus n’existaient plus dans cette âme qui vivait trop vite. Jamais rien ne vaut, dans les bonheurs de toutes les possessions qui suivent, cette poésie du cœur à son éveil, cette impression mystérieuse du jour qui va suivre, cette ombre rose qui n’est déjà plus des ténèbres à travers des paupières closes encore. L’homme insensé ne le croit pas, mais cela est ! Du bonheur passé, c’est le seul moment qu’on regrette et qui reste sanctifié au milieu des plus purs souvenirs profanés. Allan n’avait pas même eu, à sa place, l’enivrant aveu qui ne le paye pas, mais une pitié stérile et de peu d’écho. Cependant, la raillerie qu’il craignait lui avait été épargnée, et cela le soutenait… D’un autre côté, à l’âge d’Allan, quand la passion a devant soi de l’avenir encore, le désir est une volupté beaucoup plus qu’une souffrance, et les sens se repaissent de contemplations autant que le cœur.

Plus les passions croissent, plus elles s’élancent aux réalités, plus elles se matérialisent. Le platonisme n’est jamais que le commencement de l’amour. Allan ne rêvait plus ; il contemplait, — mais contempler, c’est voir par les yeux, et c’est l’ivresse ! Il voyait madame de Scudemor, dans les détails insignifiants de la vie de chaque jour, encore plus troublante que dans les poétiques divinations de sa pensée. Sa présence l’emportait sur les songes et sur les souvenirs, et même l’imagination était vaincue.