Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/103

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Mais, dans l’entre-deux de ces soins, comme elle était passée dans une pièce voisine, elle vit dans la mirette, devant laquelle elle ajusta son tour de gorge des dimanches, le mendiant qui rattachait sa fausse barbe grise ; et ce fut alors que l’idée des vols et des assassinats dont on parlait tant dans le pays lui revint. « On n’est pas encore au sacrement de la messe, — pensa-t-elle, — et, sans doute, ce mendiant n’est pas seul. » Comme elle sentait qu’elle devenait pâle, elle alla au feu et s’y pencha, pour que la chaleur fit remonter le sang à ses joues. Bientôt elle enleva la marmite à bras tendu et la porta fumante dans la pièce où elle était allée déjà, et en referma la porte. Après qu’elle eut versé la soupe dans un plat de terre où elle avait coupé le pain par tranches, elle regarda encore une fois bien furtivement par la serrure, comme elle avait fait dans la mirette, et elle vit le mendiant qui ouvrait un grand couteau par-dessous la table auprès de laquelle il s’était assis. Alors, avec ce sang-froid de la tête que ne troublent pas les plus impétueuses palpitations de nos cœurs, elle coucha une hache sur le pli de son bras nu, et prenant avec les deux mains le vase de terre dans lequel la soupe bouillait :

« Bonhomme ! — cria-t-elle à travers la porte, — voici votre soupe ; mais j’ai les deux mains chargées, ouvrez-moi ! »

Le brigand, son couteau à la main, vint lui ouvrir pour se jeter sur elle ; mais, cruelle jusque dans sa vaillance, elle lui jeta dans les yeux cette soupe bouillante qui l’aveugla et le fit hurler de douleur. Puis, saisissant la hache au pli de son bras, elle l’en frappa