Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/109

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Thomas Le Hardouey avec les paysannes des environs, avec toutes ces magnifiques mères de conscrits qui avaient donné ses plus beaux régiments à l’Empire ; mais aux yeux, non ! il n’était plus permis de s’y tromper. Jeanne avait les regards de faucon de sa race paternelle, ces larges prunelles d’un opulent bleu d’indigo foncé comme les quinte-feuilles veloutées de la pensée, et qui étaient aussi caractéristiques des Feuardent que les émaux de leur blason. Il n’y a que des femmes ou des artistes pour tenir compte de ces détails. Naturellement, ils avaient échappé à maître Louis Tainnebouy, comme bien d’autres choses d’ailleurs, quand il m’avait raconté l’histoire que j’ai complétée depuis qu’il m’en eut touché la première note, dans cette lande de Lessay où nous nous étions rencontrés. Lui, mon rustique herbager, jugeait un peu les femmes comme il jugeait les génisses de ses troupeaux, comme les pasteurs romains durent juger les Sabines qu’ils enlevèrent dans leurs bras nerveux : il ne voyait guère en elle que les signes de la force et les aptitudes de la santé. Avec sa taille moyenne, mais bien prise, sa hanche et son sein proéminents, comme toutes ses compatriotes dont la destination est de devenir mères, si Jeanne n’était plus alors une femme belle, pour maître Tainnebouy, elle était encore une belle femme. Aussi, quand il m’en parla, et quoiqu’elle fût morte depuis des années, son enthousiasme de bouvier bas-normand s’exalta et atteignit des vibrations superbes, je dois en convenir. « Ah ! monsieur, — me disait-il en frappant de son pied de frêne les cailloux du chemin, — c’était une fière et verte com-