Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/120

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délicatesse dit toujours un peu de faiblesse par quelque côté. Certainement, si les mœurs étaient fortes comme elles l’étaient autrefois, l’homme ne croirait pas que s’isoler de ses serviteurs fût un moyen de se faire respecter ou redouter davantage. Le respect est bien plus personnel qu’on ne pense. Nous sommes tous plus ou moins soldats ou chefs dans la vie ; eh bien ! avons-nous jamais vu que les soldats en campagne fussent moins soumis à leurs chefs parce qu’ils vivent plus étroitement avec eux ? Jeanne Le Hardouey et son mari avaient donc conservé l’antique coutume féodale de vivre au milieu de leurs serviteurs, coutume qui n’est plus gardée aujourd’hui (si elle l’est encore) que par quelques fermiers représentant les anciennes mœurs du pays. Jeanne-Madelaine de Feuardent, élevée à la campagne, la fille de Louisine-à-la-hache, n’avait aucune des fausses fiertés ou des pusillanimes répugnances qui caractérisent les femmes des villes. Pendant que la vieille Gotton préparait le souper, elle dressa elle-même le couvert. Elle dépliait une de ces belles nappes ouvrées, éblouissantes de blancheur et qui sentent le thym sur lequel on les a étendues, quand maître Le Hardouey entra, suivi du curé de Blanchelande, qu’il avait rencontré, dit-il, au bas de l’avenue qui menait au Clos.

« Jeanne, — fit-il, — v’là M. le curé que j’ai rencontré dans ma tournée d’après les vêpres, et que j’ai engagé, comme c’est dimanche, à venir souper avec nous. »

Jeanne accueillit le curé comme elle avait accoutumé