Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/125

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miséricorde, d’autant qu’il est mort comme un saint dans les tristesses de l’émigration ! Dieu lui a fait la grâce d’expier, par sa mort, le scandale qu’il avait causé pendant sa vie.

— Je ne dis pas que non… mais enfin… suffit ! — dit Le Hardouey, qui voyait l’œil de Jeanne devenir d’un bleu plus sombre en le regardant. — Toujours est-il que ce n’est pas en chantant matines ou vêpres qu’il s’est ainsi marqué le visage, votre abbé de la Croix-Jugan !

— Je crois bien ! — repartit le curé en joignant les mains sur son rabat avec componction. — Ah ! mes chers amis, que nous sommes de fragiles créatures ! — poursuivit-il avec la dolente onction qu’il avait quand il faisait son prône ; — mais aussi cette Révolution, fille de Satan, avait renversé toutes les têtes, et elle doit porter le poids de bien des iniquités. L’abbé de la Croix-Jugan, qui s’appelait, à Blanchelande, le frère Ranulphe, aurait-il jamais quitté son monastère sans la persécution de l’Église ? Au lieu d’émigrer, comme nous autres, qui disions la messe à Jersey ou à Guernesey, il oublia que l’Église avait horreur du sang, et il s’alla battre avec les seigneurs et les gentilshommes dans la Vendée et dans le Maine, et, plus tard, dans ce côté du bas pays.

— Oh ! oh ! il aurait donc chouanné, monsieur l’abbé ? — dit maître Thomas Le Hardouey avec une explosion d’ironie qui montrait combien il était dominé par les passions du temps, à moitié apaisées, mais toujours brûlantes ; car c’était un compagnon assez madré pour ne point se risquer aux imprudences