Son rouet, qui d’ordinaire faisait entendre ce bruit monotone et sereinement rêveur qui passe le seuil dans la campagne silencieuse et avertit le voyageur au bord de la route que le travail et l’activité habitent au fond de ces masures que l’on dirait abandonnées, son rouet était muet et immobile devant elle. Elle l’avait un peu repoussé dans l’embrasure de la croisée, et elle tricotait des bas de laine bleue, d’un bleu foncé, presque noir, comme j’en ai vu porter à toutes les paysannes dans ma jeunesse. Quoique l’âge et les passions eussent étendu sur elle leurs mains ravageuses, on voyait bien qu’elle avait été une femme « dont la beauté — me dit Tainnebouy quand il m’en parla — avait brillé comme un feu de joie dans le pays ». Elle était grande et droite, d’un buste puissant comme toute sa personne, dont les larges lignes s’attestaient encore, mais dont les formes avaient disparu. Sa coiffe plate aux papillons tuyautés, qui tombaient presque sur ses épaules, laissait échapper autour de ses tempes deux fortes mèches de cheveux gris qui semblaient être la couronne de fer de sa fière et sombre vieillesse. Son visage, sillonné de rides, creusé comme un bronze florentin qu’aurait fouillé Michel-Ange, avait cette expression que les âmes fortes donnent à leur visage quand elles résistent pendant des années au mépris. Sans les propos de la contrée, on n’aurait jamais reconnu sous ce visage de médaille antique, aux yeux de vert-de-gris, la splendide maîtresse de Remy de Sang-d’Aiglon, une créature sculptée dans la chair purpurine des filles normandes. Les lèvres de cette femme avaient-elles été dévorées
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