Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/196

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hargneuse et froncée n’avait mieux ressemblé aux fagots d’orties et d’épines avec lesquels on bouche les trous d’une haie contre les bestiaux. Ses traits durs, hâves et gravés, n’étaient point adoucis par les tons de la lumière dorée et chaude d’un soleil qui disparaissait à l’horizon de la lande, comme un étincelant coureur qui l’avait traversée tout le jour. Depuis quelque temps, malgré l’état florissant d’une fortune qui s’arrondissait, maître Le Hardouey nourrissait une bilieuse humeur, causée par la santé et par la situation d’esprit de sa femme. Il l’avait plusieurs fois menée au médecin de Coutances, qui n’avait pas compris grand’chose à la souffrance de Jeanne, à cet état sans nom qui, comme toutes les maladies dont la racine est dans nos âmes, trompe l’œil borné de l’observation matérielle. « Qu’avait sa femme, cette perle des femmes ? » comme on disait dans le pays. Telle était l’idée fixe de maître Thomas Le Hardouey. Un jour, dans cette lande où il cheminait, il l’avait surprise, assise par terre, son visage, ce visage presque altier, tout en larmes, et pleurant comme Agar au désert. Et, quand il l’avait interrogée, elle avait eu un courroux dans lequel il la tint pour morte. C’est alors qu’il prit le parti de ne plus lui adresser la moindre question. Seulement, ce qu’il n’accepta pas avec cette souterraine manière d’enrager, qui était toute la résignation de son caractère, ce fut de voir bientôt cette ménagère incomparable, si vigilante et si active, se déprendre peu à peu de tout ce qui avait rempli et dominé sa vie, et laisser aller tout à trac au Clos. Jeanne, dévorée par une passion muette, était tombée