Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/211

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de l’étrier. Le cyclope villageois avait posé sur la pierre de sa porte un bout de chandelle grésillante et fumeuse, et c’est à cette lumière tremblotante qu’il s’aperçut que la jument de Le Hardouey découlait comme un linge qu’on a trempé dans la rivière.

« À quoi donc avez-vous fourbu votre meilleure jument comme la v’là ?… » — fit-il au propriétaire du Clos, qui ne répondit pas et qui, muet comme une statue noire, tendit, d’un air funèbre, son verre vidé pour qu’on le lui remplît encore. « C’était une pratique que maître Le Hardouey, — avait raconté le vieux forgeron lui-même à Louis Tainnebouy dans sa jeunesse, — et il était bien un brin quinteux à la façon des grandes gens, quoiqu’il ne fût qu’un enrichi. Je lui versai une seconde taupette, puis une troisième… mais il les sifflait si vite qu’à la quatrième je le regardai fixement et que je lui dis : « Vous soufflez, vous et la jument, comme le grand soufflet de ma forge, et vous buvez de l’eau-de-vie comme un fer rouge boirait de l’eau de puits. Est-ce qu’il vous est arrivé quelque chose à tra la lande, ce soir ? » Mais brin de réponse. — Et il sifflait toujours les taupettes, tant et si bien qu’il arriva vite, de ce train-là, au fond du bro[1]. Quand il y fut : « V’là qu’est tout », fis-je en ricachant, car je n’avais pas trop l’envie de rire. Son air me glaçait comme verglas. « Cha fait tant, not’ maître », lui dis-je. Mais il ne mit pas tant seulement la main à l’escarcelle, et il disparut comme

  1. Bro pour broc, prononciation normande. (Note de l’auteur.)