Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/33

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de sa destination. Cet accident, fort commun en plaine, quand on n’a rien sous les yeux, dans le vide, ni arbre, ni buisson, ni butte, pour s’orienter et se diriger, les paysans du Cotentin l’expriment par un mot superstitieux et pittoresque. Ils disent du voyageur ainsi dévoyé qu’il a marché sur male herbe, et par là ils entendent quelque charme méchant et caché, dont l’idée les contente par le vague même de son mystère.

« Voilà le sentier que nous devons suivre, — me dit mon compagnon en me désignant, du bout de son pied de frêne, une des lignes blanches qui s’enfonçaient dans la lande. — Tenez votre cheval plus à droite, monsieur, et ne craignez pas de peser sur moi ! Le chemin va bientôt s’effacer, et il forme ici une traîtresse de courbe presque insensible. Dans quelques minutes, il sera nuit, et nous n’aurons pas la possibilité de nous orienter en nous retournant pour regarder le Taureau rouge. Heureusement que la Blanche connaît le chemin par où elle a passé comme un chien de chasse connaît sa voie. Bien des fois, en m’en revenant des foires et des marchés, le sommeil m’a pris sur ma selle, et je n’en suis pas moins pour ça bien arrivé, comme si j’avais sifflé tout le temps, pour me distraire, la chanson de M. de Matignon, l’esprit alerte et les yeux ouverts.

— N’était-ce pas là un peu imprudent ? — lui dis-je. — Car, voyageant de nuit dans des routes peu fréquentées, comme celle-ci, par exemple, ne vous exposiez-vous pas à être attaqué à l’improviste par quelques misérables vauriens, comme il en rôde souvent