Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/66

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des langages. Jamais peut-être, depuis Niobé, le soleil n’avait éclairé une si poignante image du désespoir. La plus horrible des douleurs de la vie y avait incrusté sa dernière angoisse. Beau, mais marqué d’un sceau fatal, le visage de l’inconnu semblait sculpté dans du marbre vert, tant il était pâle ! et cette pâleur verdâtre et meurtrie ressortait durement sous le bandeau qui ceignait ses tempes, car il portait le mouchoir noué autour de la tête comme tous les Chouans, qui couchaient à la belle étoile, et ce mouchoir, dont les coins pendaient derrière les oreilles, était un foulard ponceau, passé en fraude, comme on commençait d’en exporter de Jersey à la côte de France. Aperçus de dessous cette bande d’un âpre éclat, les yeux du Chouan, cernés de deux cercles d’un noir d’encre, et dont le blanc paraissait plus blanc par l’effet du contraste, brillaient de ce feu profond et exaspéré qu’allume dans les prunelles humaines la funèbre idée du suicide. Ils étaient vraiment effrayants. Pour qui connaît la physionomie, il était évident que cet homme allait se tuer. Selon toute probabilité, il était de ceux qui avaient pris part à un engagement de troupes républicaines et de Chouans, lequel avait eu lieu aux environs de Saint-Lô, le matin même ; un de ces vaincus de la Fosse, qui fut vraiment la fosse de plus d’un brave et la dernière espérance des Chasseurs du Roi. Son front portait la lueur sinistre d’un désastre plus grand que le malheur d’un seul homme. Redressé à moitié sur le flanc comme un loup courageux abattu, cet homme isolé avait, dans la poussière de ce fossé, une incomparable grandeur : c’était la grandeur