Page:Barbey d’Aurevilly - Les Bas-bleus, 1878.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La Rochefoucauld, et moins encore la verve caustique de La Bruyère. » Est-ce bien sûr que la misanthropie de La Rochefoucauld fût un parti pris ; et l’optimisme des Jocrisses de la philanthropie moderne n’en serait-il pas beaucoup plus un chez Mme Stern, qui ne paraît pas avoir d’entrailles si aisément émues, qui n’a ni charité ni véhémence, mais qui fait l’effet de la poupée de l’abstraction montée sur un ressort d’acier, remplie du son du panthéisme allemand et pour la sévérité, peinte en Goethe ?

Quant à la verve caustique de La Bruyère, elle n’est certainement pas dans ce livre exsangue et pâle, mais acéré. Seulement nous avons une imitation à froid et à balles forcées de sa manière : « Ô Fulvie ! croyez-moi, ne méconnaissez pas ainsi le pur idéal que Dieu a mis dans votre âme ! En vain vous espérez vous abuser vous-même. Vous ne sauriez faire taire la nature révoltée. Jamais elle ne consentira à ce funeste divorce de l’estime et de l’amour. Ô Fulvie ! Fulvie ! ne l’entendez-vous pas qui proteste et murmure au-dedans de vous ?… » Ô Madame Stern ! ô Madame Stern ! ce que nous entendons là, c’est La Bruyère ! Au milieu de toute votre allemanderie, vous vous ressouvenez du tour de La Bruyère et vous en ornez votre pensée. La femme nous revient dans l’écho !

Et pourquoi n’y a-t-il que le tour dont elle se souvienne ? Mme Stern expose des idées qui feraient sourire celui qu’elle imite. Le grand moraliste chrétien La Bruyère croyait à la Chute. Mme Daniel Stern n’y croit pas. « Je ne pense pas mal de l’espèce humaine, nous dit-elle, car je la crois plus abusée que perverse : je la plains plus que je ne la condamne, car je la vois toujours rectifiant de plus en plus ses erreurs et redressant ses voies à mesure que s’étendent ses lumières et que s’exerce dans de plus vastes limites sa liberté. » On l’entend : c’est la ritournelle du progrès chantée aux bornes sur toutes les orgues de Barbarie philosophiques. C’est le mot de l’Italien qui avait tué son père et qui