Page:Barbey d’Aurevilly - Les Poètes, 1862.djvu/118

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mis au premier rang des Œuvres poétiques du XIXe siècle et mieux qu’au premier rang, à part des autres livres en raison de sa profonde individualité, comment M. Sainte-Beuve a-t-il perdu ce don d’originalité inestimable qu’il avait à vingt ans, c’est-à-dire, à l’âge où l’on n’a guères, même avec du talent et de l’avenir, que la folie de l’imitation, quand on n’en a pas la niaiserie ? …

Comment lui, dont les premiers chants furent des cris étouffés si poignants, et les peintures d’une réalité qui saisissait le cœur comme la vie même, comment ce Rembrandt du clair-obscur poétique qui s’annonçait alors, est-il devenu, la vie aidant, avec les expériences, ses blessures et les ombres sinistres qu’elle finit par jeter sur toutes choses, moins pénétrant, moins mordant, moins noir et or (la pointe d’or dans un fond noir), qu’en ces jeunes années où l’on est épris des roses lumières ? Pourquoi enfin le Rembrandt annoncé, le Rembrandt n’est-il pas venu ? …

Question instructive et intéressante ! J’en ai cru trouver le mot, et je le dirai, dusse-je insurger contré moi les esprits amoureux de littérature ! M. Sainte-Beuve, le lettré, le littérateur, le professeur (ces trois choses n’en font qu’une), a rongé le Sainte-Beuve poète. Joseph Delorme n’aurait pas professé. L’originalité première s’en est allée au contact de tant de livres, sous le frottement de tant d’esprits ; elle s’est dérobée sous le poids de tant de connaissances, inutiles à qui a vraiment génie de poète. M. Sainte-Beuve a écouté les livres plus que la vie. La vie a diminué d’autant. Il a pris pour elle les ornements de la pensée, et toute la poésie qui était en lui