Page:Barbey d’Aurevilly - Les Romanciers, 1865.djvu/17

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qui finissent aux Parents pauvres et aux Paysans. Ce genre d’ouvrage qui, en deux cent cinquante années, est devenu l’œuvre difficile et capitale que nous voyons, non-seulement n’a pas son pareil, mais n’a pas d’analogue dans les littératures antérieures. Rabelais lui-même, notre grand Rabelais, que Chateaubriand, qu’on n’accusera pas de cynisme, appelle un génie-mère, Rabelais qui avait certainement en lui un prodigieux romancier en puissance, ne nous a pas donné de roman. Son Gargantua et son Pantagruel sont deux contes énormes, deux fantaisies incomparables dont le classement est à peu près impossible. Mais ni l’un ni l’autre ne sont un roman, pas même le roman épique que l’admiration a voulu y voir… Il y a un diable dans La Tentation de saint Antoine, par Callot, qui applique malicieusement l’extrémité d’un soufflet à certaine partie du corps d’un autre démon, et qui souffle… comme un diable en gaîeté ! Eh bien, ce diable de Callot m’a toujours fait penser à Rabelais. Lui aussi il applique un soufflet, et il est de forge, celui-là ! à la même mystérieuse partie de l’humanité, et il souffle. Mais à force de souffler, il l’enfle, la distend, en fait quelque chose d’informe et de difforme, qui n’est plus la réelle nature humaine, et le roman crève… sous ce soufflet endiablé !

Ce n’est donc pas l’Imagination, — cette fée qui nous a dévidé au Moyen-Age un si beau et si long fuseau de Fables, de Fabliaux et de Contes, — ce n’est pas l’Imagination qui a manqué à cette féconde époque pour inventer le Roman ; c’est l’Observation. C’est l’étude exacte et détaillée des sentiments et des choses qui apporte à l’Imagination concentrée les matériaux sur lesquels elle va travailler. La condition essentielle de tout romancier est d’être, avant tout, un observateur. Jusque-là, il n’est encore qu’un poëte (dans le sens de créateur). Sa fantaisie peut être charmante ou puissante, mais le roman dans lequel il peut très-bien entrer de la fantaisie (voir le Tristram Shandy de Sterne), doit toujours prendre sa base dans la réalité, qu’il idéalise ou qu’il n’idéalise pas, mais qu’il ne peut jamais fausser. Cela étant, on comprend très-bien que