Page:Barbey d’Aurevilly - Les Romanciers, 1865.djvu/220

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IV

Et c’est le grand reproche, — et peut-être, après tout, le seul reproche que j’aie à faire à MM. de Goncourt. Ils ne sont pas, ils ne seront pas des romanciers. Je ne les crois pas faits pour combiner et créer cette chose sévèrement ajustée, — l’organisme d’un livre. Ils sont des flâneurs qui regardent et s’enchantent par les yeux. Ils ne sont pas observateurs. Voir n’est pas regarder. Je me dis qu’ils peuvent retourner à l’habit gorge de pigeon, s’ils veulent, et à ce dix-huitième siècle, qui leur a mis dans le talent ses paillettes et ses fanfreluches.

Mais qu’ils me permettent un conseil. Ils ne sont écrivains que pour le seul plaisir d’écrire et de décrire : pour la seule volupté de mettre une phrase qui brille, n’importe sur quoi… Eh bien ! à cause de cela, qu’ils respectent l’expression en eux. Qu’ils n’en abusent pas ! C’est leur seule richesse. Qu’ils la ménagent et la choisissent. Qu’ils ne la forcent pas ! Qu’ils ne la surmènent pas. Qu’ils ne soient pas ses casse-cous. Ils se casseraient le leur, tout en lui cassant les reins, à elle. Qu’ils se rappellent les vers charmants de comique… et prudents du Maître exquis de l’Expression, qui ne fatigua jamais la sienne, et qu’ils se les appliquent, en les méditant :

 
Eh quoi ! charger ainsi cette pauvre bourrique ?
N’ont-il pas de pitié de leur vieux domestique ?
Sans doute qu’à la foire ils vont vendre sa peau !