Page:Barbey d’Aurevilly - Les Romanciers, 1865.djvu/392

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muni de ses titres de vente, il empruntera sur ces âmes fictives au Lombard (le Mont-de-Piété, en Russie) des sommes parfaitement réelles. Tel est l’honnête commerce de l’honnête Tchitchikoff ; tel est l’odieux fripon auquel le triste génie de Gogol a cru donner une friponnerie amusante ! Tel est le Jérôme Paturot russe à la recherche d’une position sociale, et que l’auteur des Ames mortes, qui nous donne sa carte, appelle le Conseiller de collège, Paul Ivanovitch Tchitchikoff, propriétaire terrier, voyageur pour ses affaires personnelles !

Ainsi, voyages et aventures, c’est l’épopée d’un pareil Scapin, décrit par Gogol comme un type de Russe immortel, — qui ne peut pas mourir, — et qu’on retrouvera toujours, c’est cette épopée qui compose le livre des Ames mortes. Certes, on peut concevoir que, dans un but de moralité supérieure, un génie misanthropique ou indigné prenne un coquin pour héros de son livre et en dévoile l’idéal affreux, comme Vautrin, ou la réalité immensément comique, comme Panurge, mais pour cela il faut savoir individualiser. Pour nous, le Tchitchikoff des Ames mortes n’est qu’un prétexte, un vieux moyen pour faire tourner sous notre regard le panorama social, religieux, politique, administratif, de la Russie tout entière. Il est évident que l’auteur n’a pas eu la pensée de créer une individualité, en le créant.

On n’est pas une individualité parce qu’on est un voleur qui se lave les mains avec du savon de France, parce qu’on ne porte que des habits roux à reflets d’or et qu’on se mouche en faisant grand bruit. Tout cela n’est pas d’une originalité si comique ! Serait-ce par hasard, profond en Russie ? Peut-être ! mais chez nous, Français,