Page:Barbey d’Aurevilly - Les Romanciers, 1865.djvu/40

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là comme ailleurs et nulle part, il ne fut lui-même. Il ne le fut pas plus dans la vie que dans la littérature, car voici ce qu’il fut dans la vie. Une simple anecdote le fera comprendre. Qu’on nous permette de la raconter.

Bien avant d’avoir coulé à fond dans les éloges de la Démocratie et même de La Démocratie pacifique, M. Eugène Sue, fils de médecin et ancien chirurgien de marine, avait eu les plus féroces prétentions à l’aristocratie, à la high life, au dandysme anglais. Un jour, l’un de nos critiques les plus spirituels, pour lequel il n’était encore qu’un inconnu, le rencontra chez une duchesse. Il y était peut-être en trop grande tenue pour l’heure (c’était le matin), mais cela marquait cette bonne volonté des apprentis en toute chose, qui, pour ne pas manquer la nuance, foncent la couleur. Il y était donc, Brummell éblouissant et endimanché (ce que Brummell ne fut jamais, par parenthèse), piaffant d’un pied discret sur le tapis, manchettes relevées jusqu’au coude, avec une voix incroyable de douceur, une voix caressante qui faisait dos de chat en parlant : c’était délicieux… mais suspect ! Cette voix surtout frappa le critique, mais elle le frappa bien davantage, quand, en sortant, la porte à peine refermée, de velours redevenue… ce qu’elle était, cette voix de salon reprit tout à coup son timbre de marine et ses grossiers jurons de bord. Le dandy ne se démasquait pas seulement, il se débraillait !… Eh bien ! ce changement à vue, si bien exécuté, peint tout M. Sue, et donne même la clef de son talent, lequel cache, comme sa personne, sous les affectations volontaires, je ne sais quelle force native et commune, mais