Page:Barbusse - L’Enfer.djvu/159

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— Notre oasis, — reprit-elle, pour l’assister dans son œuvre de souvenirs, ou bien parce qu’elle-même partageait le vertige de revivre — c’était, dans votre château de Kief, le coin des tilleuls et des acacias.

« Tout un côté de la pelouse est toujours jonché de fleurs en été et de feuilles en hiver.

— C’est là, dit-il, que je vois encore mon père. Il avait l’air bon. Il était revêtu d’un gros manteau de drap pelucheux, et portait une toque de feutre rabattue sur les oreilles. Il avait une grande barbe blanche, et ses yeux pleuraient un peu, à cause du froid.

Il revint à son idée :

— Pourquoi gardé-je de mon père ce souvenir plutôt que tel autre ? Quel signe extraordinaire me le désigne seul ? Je ne sais, mais c’est là l’image de lui. C’est ainsi qu’il dure en moi, c’est ainsi qu’il n’est pas mort.

Puis il trembla presque en disant :

— J’aime Bakou. Je ne reverrai plus ce pays. Près des puits de pétrole, ce grand paysage gris, démesuré. De la boue, des flaques d’huile très sombres et irisées. Un vaste ciel, dépouillé d’azur. Des chemins interminables où les ornières brillent comme des rails. Les bâtiments noirs et luisants comme les hommes. L’odeur du pétrole ; partout, jusque sur les fleurs, l’éternelle odeur de la mer souterraine.