Page:Barbusse - L’Enfer.djvu/190

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On essayait de percevoir dans son agonie un mot, un accent, qui eût au moins indiqué sa nationalité. On n’a pas pu ; on n’a rien pu entendre de distinct jaillir de l’espèce de figure qui pantelait sur le brancard. Nous l’avons suivi des yeux et écouté, jusqu’à ce qu’il se fût tu. Quand il est mort et que nous nous sommes arrêtés de trembler, — pendant un moment j’ai vu et j’ai compris. J’ai compris dans mes entrailles que l’homme s’enracine plus à l’homme qu’à ses vagues compatriotes. J’ai compris que toutes les paroles de haine et de révolte contre l’armée, que toutes les insultes au drapeau, et que tous les appels antipatriotiques résonnent dans l’idéal et dans la beauté.

« Oui, on a raison, on a raison ! Et après ce jour, plusieurs fois, il m’a été donné d’aller jusqu’à la vérité. Mais que voulez-vous… Moi, je suis vieux et je n’ai pas la force d’y rester ! »

— Maître ! murmura le jeune homme, debout, avec un accent de respect ému.

Le vieux savant continua, s’exaltant dans une révélation de sincérité, s’enivrant de vérité :

— Oui, je sais, je sais, je sais, vous dis-je ! Je sais que, malgré la complication des arguments et le dédale des cas spéciaux où on se perd, rien n’ébranle la simplicité absolue de dire que la loi qui fait naître les uns riches et les autres pauvres et entretient dans la société une inégalité chronique, est une suprême injustice qui n’est pas plus fondée que celle qui créait autrefois des races d’esclaves, et que le patriotisme est devenu un sentiment étroit et offensif qui alimentera, tant