Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/170

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par l’eau et par les hommes. À un endroit, la tranchée est vraiment effacée par le canon ; le fossé évasé s’interrompt et n’est plus qu’un champ de terre fraîche formé de trous placés symétriquement à côté les uns des autres en longueur et en largeur.

J’indique à Poterloo ce champ extraordinaire où une charrue gigantesque semble avoir passé.

Mais il est préoccupé jusqu’au fond des entrailles par le changement de face du paysage.

Il désigne du doigt un espace dans la plaine, d’un air stupéfait, comme s’il sortait d’un songe.

— Le Cabaret Rouge !

C’est un champ plat dallé de briques cassées.

— Et qu’est-ce que c’est que ça ?

Une borne ? Non, ce n’est pas une borne. C’est une tête, une tête noire, tannée, cirée. La bouche est toute de travers, et on voit la moustache qui se hérisse de chaque côté : une grosse tête de chat carbonisé. Le cadavre – un Allemand – est dessous, enterré en hauteur.

— Et ça !

C’est un lugubre ensemble formé d’un crâne tout blanc, puis à deux mètres du crâne, une paire de bottes, et, entre les deux, un monceau de cuirs effilochés et de chiffons cimentés par une boue brune.

— Viens. Il y a déjà moins de brouillard. Dépêchons-nous.

À cent mètres en avant de nous, dans les ondes plus transparentes du brouillard, qui se déplacent avec nous et nous voilent de moins en moins, un obus siffle et éclate… Il est tombé à l’endroit où nous allons passer.

On descend. La pente s’atténue.

Nous allons côte à côte. Mon compagnon ne dit rien, regarde à droite, à gauche.