Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/255

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

duellement dans leurs trous, l’un plus que l’autre. On l’a entouré d’une toile de tente qui se trempe d’une tache noirâtre à la place du cou. Il a eu l’épaule droite hachée par plusieurs balles et le bras ne tient plus que par des lanières d’étoffe de la manche et des ficelles qu’on y a mises. La première nuit qu’on l’a placé là, ce bras pendait hors du tas des morts et sa main jaune, recroquevillée sur une poignée de terre, touchait les figures des passants. On a épinglé le bras à la capote.

Un nuage de pestilence commence à se balancer sur les restes de ces créatures avec lesquelles on a si étroitement vécu, si longtemps souffert.

Quand nous les voyons, nous disons : « Ils sont morts tous les quatre. » Mais ils sont trop déformés pour que nous pensions vraiment : « Ce sont eux. » Et il faut se détourner de ces monstres immobiles pour éprouver le vide qu’ils laissent entre nous et les choses communes qui sont déchirées.

Ceux des autres compagnies ou des autres régiments, les étrangers, qui passent ici le jour – (la nuit, on s’appuie inconsciemment sur tout ce qui est à portée de la main, mort ou vivant) – ont un haut-le-corps devant ces cadavres plaqués l’un sur l’autre en pleine tranchée. Parfois, ils se mettent en colère :

— À quoi qu’on pense, de laisser là ces macchabs ?

— C’est t’honteux.

— C’est vrai qu’on ne peut pas les ôter de là.

En attendant, ils ne sont enterrés que dans la nuit.


Le matin est venu. On découvre, en face, l’autre versant du ravin : la cote 119, une colline rasée, pelée, grattée – veinée de boyaux tremblés et striée de tranchées parallèles montrant à vif la glaise et la terre crayeuse. Rien n’y bouge et nos obus qui y déferlent çà et là, avec de larges jets d’écume comme des vagues immenses, semblent frapper leurs coups