Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/283

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Ils se secouent comme des drapeaux, portant comme de la gloire leur chance d’avoir survécu, implacables, débordants, enivrés d’eux-mêmes.


On stagne, on piétine dans l’ouvrage conquis, cette étrange voie en démolition qui serpente dans la plaine et qui va de l’inconnu à l’inconnu.


— Avancez à droite !

Alors on continue à s’écouler dans un sens. Sans doute c’est un mouvement combiné là-haut, là-bas, par les chefs. On foule des corps mous dont quelques-uns remuent et changent lentement de place, et d’où sortent à la hâte des ruisseaux et des cris. Des cadavres sont entassés en long, en travers, comme des poutres et des décombres, sur les blessés, font effort sur eux, les étouffent, les étranglent et leur prennent leur vie. Je pousse, pour passer, un torse égorgé dont le cou est une source de sang gémissant.

On ne rencontre plus, dans le cataclysme des terres effondrées ou dressées et des débris massifs, par-dessus le grouillement des blessés et des morts qui bougent ensemble, à travers la mouvante forêt de fumée implantée dans la tranchée et sur toute la zone environnante, que des faces enflammées, sanglantes de sueur, aux yeux étincelants. Des groupes ont l’air de danser en brandissant leurs couteaux. Ils sont joyeux, immensément rassurés, féroces.

L’action s’éteint insensiblement. Un soldat dit :

— Alors, qu’est-ce qu’on a à faire, maintenant ?

Elle se rallume soudain en un point : à une vingtaine de mètres dans la plaine, vers un circuit que fait le talus gris, un paquet de coups de fusil crépite et jette ses brûlures éparses autour d’une mitrailleuse qui, enterrée, crache par intermittences, et semble se débattre.

Sous l’aile charbonneuse d’une sorte de nimbus bleuâtre et jaune, on voit des hommes qui cernent la fulgurante