Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/306

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— C’est toi, n’est-ce pas, me dit-il, qui prends les lettres de Biquet qui est décédé ?

— Oui.

— Voilà un retour. L’adresse a fichu l’camp.

L’enveloppe, exposée sans doute à la pluie sur le dessus d’un paquet, s’est lavée, et sur le papier séché et effrité on ne peut plus lire l’adresse parmi les moirures d’eau violacée. Seule a subsisté, lisible dans l’angle, l’adresse de l’expéditeur… J’en tire doucement la lettre : « Ma chère maman »…

— Ah ! je me rappelle !…

Biquet, qui gît en plein air, dans cette tranchée même où nous faisons en ce moment la pause, a écrit cette lettre il n’y a pas longtemps, au cantonnement de Gauchin-l’Abbé, par un après-midi flamboyant et splendide, en réponse à une lettre de sa mère, dont les alarmes tombaient à faux et l’avaient fait rire…

« Tu crois que je suis au froid, à la pluie, au danger. Pas du tout, au contraire. C’est fini, tout ça. Il fait chaud, on sue et on n’a rien à faire qu’à se balader au soleil. J’ai ri de ta lettre… »

Je replace dans l’enveloppe abîmée et fragile cette lettre qui, si le hasard n’avait pas évité cette nouvelle ironie des choses, aurait été lue par la vieille paysanne au moment où le corps de son fils n’est plus, dans le froid et la tempête, qu’un peu de cendre mouillée qui filtre et coule comme une source sombre sur le talus de la tranchée.


Joseph a posé sa tête en arrière. À un moment ses yeux se ferment, sa bouche s’entrouvre et laisse passer un souffle saccadé.

— Courage ! lui dis-je.

Il rouvre les yeux.

— Ah ! me répondit-il, ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça. Regardez ceux-là, ils retournent là-bas, et vous aussi vous allez retourner. Ça va continuer pour vous autres. Ah ! il faut être vraiment fort pour continuer, continuer !