Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/368

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vu qu’j’avais oublié bien des choses de ma vie d’avant. Y a des lettres de moi que j’ai relues comme si c’était un livre que j’ouvrais. Et pourtant, malgré ça j’ai oublié aussi ma souffrance de la guerre. On est des machines à oublier. Les hommes, c’est des choses qui pensent un peu, et qui, surtout, oublient. Voilà ce qu’on est.

— Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu !

Cette perspective vint s’ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d’un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge.

— Ah ! si on se rappelait ! s’écria l’un.

— Si on s’rappelait, dit l’autre, y aurait plus d’guerre !

Un troisième ajouta magnifiquement :

— Oui, si on s’rappelait, la guerre serait moins inutile qu’elle ne l’est.

Mais tout d’un coup, un des survivants couchés se dressa à genoux, secoua ses bras boueux et d’où tombait la boue, et, noir comme une grande chauve-souris engluée, il cria sourdement :

— Il ne faut plus qu’il y ait de guerre après celle-là !


Dans ce coin bourbeux où, faibles encore et impotents, nous étions assaillis par des souffles de vent qui nous empoignaient si brusquement et si fort que la surface du terrain semblait osciller comme une épave, le cri de l’homme qui avait l’air de vouloir s’envoler éveilla d’autres cris pareils :

— Il ne faut plus qu’il y ait de guerre après celle-là !

Les exclamations sombres, furieuses, de ces hommes enchaînés à la terre, incarnés de terre, montaient et passaient dans le vent comme des coups d’aile :

— Plus de guerre, plus de guerre !

— Oui, assez !


— C’est trop bête, aussi… C’est trop bête, mâchon-