Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/375

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— Mais les peuples, c’est nous !

Celui qui avait dit cela me regardait, m’interrogeait.

— Oui, lui dis-je, oui, mon vieux frère, c’est vrai ! C’est avec nous seulement qu’on fait les batailles. C’est nous la matière de la guerre. La guerre n’est composée que de la chair et des âmes des simples soldats. C’est nous qui formons les plaines de morts et les fleuves de sang, nous tous — dont chacun est invisible et silencieux à cause de l’immensité de notre nombre. Les villes vidées, les villages détruits, c’est le désert de nous. Oui, c’est nous tous et c’est nous tout entiers.

— Oui, c’est vrai. C’est les peuples qui sont la guerre ; sans eux, il n’y aurait rien, rien, que quelques criailleries, de loin. Mais c’est pas eux qui la décident. C’est les maîtres qui les dirigent.

— Les peuples luttent aujourd’hui pour n’avoir plus de maîtres qui les dirigent. Cette guerre, c’est comme la Révolution française qui continue.

— Alors, comme ça, on travaille pour les Prussiens aussi ?

— Mais, dit un des malheureux de la plaine, il faut bien l’espérer.

— Ah zut, alors ! grinça le chasseur.

Mais il hocha la tête et n’ajouta rien.

— Occupons-nous de nous ! Il ne faut pas s’mêler des affaires des autres, mâchonna l’entêté hargneux.

— Si ! il le faut… parce que ce que tu appelles les autres, c’est justement pas les autres, c’est les mêmes !

— Pourquoi qu’c’est toujours nous qui marchons pour tout le monde !

— C’est comme ça, dit un homme, et il répéta les mots qu’il avait employés à l’instant : Tant pis, ou tant mieux !

— Les peuples, c’est rien et ça devrait être tout, dit en ce moment l’homme qui m’avait interrogé reprenant sans le savoir une phrase historique vieille de plus d’un siècle, mais en lui donnant enfin son grand sens universel.