Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/54

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— Non, mais pige-moi la photographie de ce p’tit bas-du-cul. Eh ! loin-du-ciel, eh !

— Et ç’ui-là qui n’en finit pas ! Tu parles d’un gratte-ciel. Tiens, là, i’ vaut l’jus. Oui, tu vaux l’jus, mon vieux !

L’homme en question fait des petits pas, en portant sa pioche en avant comme un cierge, la figure crispée et le corps tout penché, bâtonné par le lumbago.

— Eh ! grand-père, veux-tu deux sous ? lui demande Barque en lui tapant sur l’épaule lorsqu’il passe à portée.

Le poilu déplumé, vexé, grogne : « Bougre de galapiat. »

Alors, Barque lance d’une voix stridente :

— Dis donc, tu pourrais être poli, face de pet, vieux moule à caca !

L’ancien, se retournant tout d’une pièce, bafouille, furieux.

— Eh ! mais, crie Barque en riant, c’est qu’i’ raloche, c’débris. Il est belliqueux, voyez-vous ça, et i’ s’rait malfaisant s’il avait seulement soixante ans de moins.

— Et s’i’ n’était pas saoul, ajoute gratuitement Pépin, qui en cherche d’autres de l’œil dans le flux des arrivants.

La poitrine creuse du dernier traînard apparaît, puis son dos déformé disparaît.

Le défilé de ces vétérans usagés, salis par les tranchées, se termine au milieu des faces sarcastiques et quasi malveillantes de ces troglodytes sinistres émergeant à moitié de leurs cavernes de boue.


Cependant les heures s’écoulent, et le soir commence à griser le ciel et à noircir les choses ; il vient se mêler à la destinée aveugle, en même temps qu’à l’âme obscure et ignorante de la multitude qui est là, ensevelie.

Dans le crépuscule, un piétinement roule ; une rumeur ; puis une autre troupe se fraye passage.