voyez-vous donc ? » Telle était l’exclamation par laquelle m’éveillait constamment Marguerite, à peine venais-je de m’endormir. (Il me semblait à moi que j’avais dormi plusieurs années[1].) »
Il est bon de faire remarquer que Thomas de Quincey ne commit jamais d’autres excès que l’opium. Ses mœurs étaient irréprochables, et il n’avait aucune tendance à l’alcoolisme. Ses nuits ressemblaient néanmoins à des agonies. À peine assoupi, il poussait des gémissements douloureux. « Et je m’éveillais, poursuit-il, avec des convulsions, et je criais à haute voix : « Non ! je ne veux plus dormir ! »
Les morphinomanes se seront reconnus dans ces pages. Ils courent la même course à l’abîme. Les signes relevés chez eux par les médecins sont identiques à ceux dont Quincey fait l’humiliante confession. Ils savent ce que c’est que d’être le paralytique qui ne bougera pas, quoi qu’il arrive, l’être sans volonté, inerte en face de lui-même, en face de sa conscience, comme en face des événements et des nécessités de l’existence. Un livre de science que j’ai déjà cité souvent[2] donne un nom à ce malheur, l’un des plus grands qui puissent atteindre une créature humaine, et l’invariable châtiment du morphinomane invétéré ; le docteur Pichon l’appelle « la perte du tempérament moral ». C’est un envahissement à marche plus ou moins rapide de « l’inertie morale ». Quand le mal est arrivé à sa dernière période, le morphinomane pourrait prendre pour devise : « Rien ne m’est plus ; plus ne m’est rien. » — « Interrogez-les, dit le docteur Pichon, sur leurs souffrances, sur leurs intérêts, sur leurs amis et sur les personnes qui leur sont le plus chères, ils ne