Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

esprit, et il pensa « tout naturellement » à un perroquet, qui se métamorphosa immédiatement en corbeau à cause du « ton voulu », sans arriver encore à donner une impression de tristesse ; l’image d’un corbeau savant échappé de sa cage, déplumé comme ils le sont en captivité, n’a rien qui dispose l’esprit aux émotions mystiques ; elle le prépare plutôt à une scène comique. Le poète eut beau prendre pour sujet la mort d’une belle femme et donner pour interlocuteur à son oiseau l’amant pleurant sa maîtresse défunte, le danger du grotesque diminuait : il n’était pas aboli.

Il ne pouvait l’être que par un emploi discret du fantastique. L’amant fut chargé de créer par son trouble, par son excitation superstitieuse, l’atmosphère irréelle dont l’auteur avait besoin. Il est fait de main d’ouvrier, cet homme énervé par la fatigue et le chagrin, qui ne sait s’il veille ou s’il rêve, et s’excite à croire au caractère prophétique ou démoniaque de l’oiseau, tout en sachant parfaitement que celui-ci ne fait que répéter sa leçon. À mesure qu’il se persuade, il nous persuade. On n’aperçoit plus le corbeau qu’à travers une lumière extra-terrestre, évocatrice d’idées confuses, et le poète a si bien réussi, que des gens en furent hallucinés : « Quelle vie ! — Quelle puissance ! écrivait Élisabeth Browning, l’auteur d’Aurora Leigh[1]. Le Corbeau a fait sensation en Angleterre — une sensation d’horreur, ainsi qu’il convenait… J’entends parler de personnes qui sont hantées par le jamais plus, et l’une de mes connaissances, qui a le malheur de posséder un buste de Pallas, n’ose plus le regarder dès qu’il fait un peu nuit. »

  1. Lettre à Poe. Le Corbeau a paru le 29 janvier 1845. J’ai à peine besoin de rappeler que Mrs Browning n’était encore, à cette date, que miss Barrett.