Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/221

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pagnait, et il est sûr que tante Clemm approuvera : « Virginie est occupée en ce moment à raccommoder mon pantalon, que j’ai déchiré à un clou. Je suis sorti hier soir à la nuit, et j’ai acheté un écheveau de soie, un de fil, deux boutons… » Ampère, le grand Ampère, pour qui un accident de toilette était aussi une catastrophe, confessait de même à sa charmante Julie qu’il avait taché sa culotte neuve en faisant une expérience ; mais leur pauvreté ne fut jamais la misère avilissante, et l’on ne saurait en dire autant de Poe et des siens : « Il nous reste quatre dollars et demi. J’irai demain essayer d’en emprunter trois autres, pour avoir devant nous une quinzaine d’assurée. Je me sens très en train et je n’ai pas bu une goutte, de sorte que j’espère être bientôt sorti de peine. Dès que j’aurai ramassé assez d’argent, je vous en enverrai. Vous ne pouvez pas vous imaginer combien vous nous manquez à tous les deux. Sissy[1] a pleuré hier soir de tout son cœur de ne pas vous avoir… Aussitôt que l’article Lowell sera écrit, je vous l’enverrai, et vous tâcherez de vous le faire payer par Graham[2]. »

L’histoire pathétique des souliers crevés est de la même période. Poe habitait alors la banlieue de New York. Une femme de lettres était venue avec deux amis, dont un reviewer, lui rendre visite dans sa maisonnette « si pauvre, si nue, et pourtant si ravissante ». Le poète mena ses hôtes dans les bois et se prêta à un jeu où il fallait sauter. Ses deux souliers, « tout usés, et si soigneusement entretenus », crevèrent du coup, et ses visiteurs se sentirent coupables, n’ignorant pas que c’était un vrai malheur pour la famille : « J’étais sûre, écrivait la dame, Mrs Nichols,

  1. Sissy : le petit nom de sa femme.
  2. Lettre du 7 avril 1844.