Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/88

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Il était impossible de causer avec Thomas de Quincey, fût-ce d’échéances et d’intérêts, sans être frappé de sa familiarité avec les anciens. L’agent de l’usurier, Brunell, le remarqua immédiatement et en fut remué. L’amour des classiques grecs et latins était le seul sentiment humain qui fût resté à ce misérable. Il leur attribuait un pouvoir mystique et bienfaisant, et assurait qu’il aurait tourné autrement sans un accident qui avait interrompu ses études. Dès son premier entretien avec le nouveau client, il oublia tout pour le suivre avec ravissement dans les jardins fleuris de la poésie antique. Une citation appelait l’autre, un mot réveillait un vieux doute sur le sens d’un vers, sur une construction difficile, et cette âme vile s’épurait pour quelques instants au contact des plus nobles esprits de la Grèce et de Rome. Les affaires de Quincey n’en allaient ni mieux ni plus vite ; Brunell n’était pas en posture d’en remontrer à son maître ; mais il ne se sentit pas le courage de laisser périr le docte enfant qui disait si bien Euripide, Homère, l’Anthologie, Virgile, et dont la voix le reportait aux temps heureux où il croyait devenir un honnête homme. Quand il le vit sur le pavé, il lui donna asile dans le local où étaient ses bureaux.

C’était une maison où les murs mêmes semblaient avoir faim. Il n’y avait pas de meubles, sauf dans le cabinet de Brunell, que celui-ci fermait à clef en partant ; pas d’habitants à demeure, excepté une malheureuse petite fille d’une dizaine d’années, hâve et maigre, qui se terrait le jour dans le sous-sol, dormait la nuit sur le plancher, et ne savait qui elle était, ni pourquoi elle était là, seule avec les rats et mourant de frayeur. Quincey lui ayant demandé un jour si elle ne serait pas la fille de M. Brunell, elle répliqua qu’elle n’en savait rien. Heureuse, cette enfant aurait été bien peu