Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/99

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d’observation médicale. Il ne leur en coûte nullement d’altérer la vérité sur ce point spécial, c’est un autre fait d’observation, et je suis obligé de dire que Quincey n’a pas échappé à cette partie cruelle du châtiment. Il existe un fragment de lui où il avoue qu’il a menti dans les Confessions, de propos délibéré, en affirmant qu’il avait renoncé à l’opium ; sans cela, ajoute-t-il naïvement, on ne m’aurait pas cru. D’autres fragments, épars dans ses œuvres, achèvent de mettre en défiance ; certaines contradictions, certaines équivoques prouvent qu’il a été, comme tous les autres, dépourvu de sincérité dès qu’il s’agissait de son vice. Il est juste d’ajouter que le sens du réel s’émousse chez les morphiniques ; il y a des cas où ils mentent sans s’en apercevoir.

Il ne se permit d’abord l’opium que toutes les trois semaines, et à doses modérées. Son tempérament le prédisposait à en recevoir des sensations aiguës ; c’est lui-même qui nous le dit. Il était de ceux « qui vibrent jusqu’au plus profond de leurs sensibilités nerveuses aux premières atteintes du divin poison[1] ». Après l’inévitable malaise qui suit l’absorption, venait un allégement de tout l’être. Il se sentait délivré de « l’ennui de vivre », plus redoutable aux hommes que la douleur. Son esprit prenait des ailes, ses capacités de jouissance étaient décuplées, et il se donnait des fêtes intellectuelles. Quelquefois, il profitait de cette « envolée » de l’âme pour se rendre à l’Opéra, où il voyait sa vie passée se dérouler dans les sons, « non pas comme s’il l’évoquait par un acte de sa mémoire, mais comme si elle était présente devant lui et incarnée dans la musique. Elle n’était plus douloureuse à contempler ; les détails pénibles s’étaient effacés ou con-

  1. Coleridge and Opium-Eating.